Ma sculpture fétiche
C 'est en faisant des santons pour ma crèche que je me suis aperçue qu’il était bien plus facile pour moi d’appréhender un volume que de faire un dessin.
En plus, quand vous avez une mère qui fait ça, il vaut mieux aller voir ailleurs si on ne veut pas toute sa vie être comparé à…
Comme beaucoup, je crois, j’ai d'abord approché la sculpture par le modelage, terre, puis plâtre.
Je n’en étais qu’aux balbutiements, quand, un jour, j’ai remarqué cette pierre qui, parmi beaucoup d’autres, délimitait une plate bande du jardin.
C’était m’a-t-on expliqué, une demie stalactite(mite ?).
Goutte après goutte, elle avait mis des milliers d’années pour exister, et elle gisait maintenant, là, par terre, devant moi.
Elle était donc formée de concrétions calcaires, un peu comme le marbre, plus dur mais beaucoup moins homogène, de sorte qu’elle était susceptible d’éclater si on la frappait trop fort.
D’ailleurs, n’était –elle pas elle même déjà qu’une simple moitié ?
Plus je la contemplais, plus je ressentais comme un appel de sa part.
Cette demie pierre avait quelque chose à dire et n’y arrivait pas.
Elle était fascinante car tous les volumes d’une moitié de tête étaient en place.
Je distinguais nettement, posé sur le crâne, une galette à la François 1er, la chevelure, la barbe, le visage.
Pourtant, malgré cela, elle restait une pierre parmi les pierres.
Elle m’hypnotisait.
Et, tout à coup, j’ai compris! Pour vivre et s’exprimer, il ne lui manquait qu’une seule chose mais c’était essentiel. Cette chose, c’était la fenêtre de son âme : un œil !
Ce visage n’existait pas, pas encore, parce qu’il lui manquait un œil pour s’ouvrir à la vie.
A partir de là, je crois bien avoir agi sans réfléchir.
Alors que je ne l’avais jamais fait auparavant (plus tard, je resterai paralysé devant ma première pierre, la peur au ventre par crainte de commettre le geste irréparable), je me suis mis au travail avec à la fois une parfaite inconscience et une parfaite innocence.
Prenant dans la boite à outil de mon mari ce qui me tombait sous la main, un ciseau à bois (que j’ai fichu en l’air) et un marteau, je me suis mise avec fébrilité en devoir de séparer les volumes que je percevais.
La galette, la chevelure, la barbe (tient, il n’a pas trop de menton cet homme là !).
Je lui ai entrouvert les lèvres qu’une veine plus foncée de la pierre avait déjà tracé.
Très rapidement une narine a surgi, puis le trou du nez (ouf ! je respire)
Une fossette profonde au dessus des lèvres, un plis d’intense concentration juste au milieu du front, puis le sourcil, apparaissent, et…je m’arrête, tout étonnée et surprise moi-même de ce que j’avais fait.
Mais pas de temps à perdre car il n’y a toujours pas d’œil et la pierre le réclame instamment.
Un œil ! A quoi ressemble un œil ? Comment fait-on un œil ?
Vite, un livre, et un autre encore ! Défilent alors devant mes yeux avides des dizaines de visages, grecs, romains, et dans ces visages, des yeux, des yeux, des yeux… Des yeux jusqu’à ne plus les voir.
Je reprends le ciseau, doucement, on se calme ! Voilà l’ovale de l’œil, maintenant, le rond à l’intérieur et enfin la pupille.
Tient, mais qu’est ce qui apparaît là, sous l’œil ? Oh ! Une poche ! Monsieur a des poches sous les yeux ! Plus tout jeune, a vécu…
J’avais laissé brut la galette, la barbe, la chevelure mais le visage nécessite un ponçage.
Ça y est ! j’ai terminé, je prends du recul pour contempler mon œuvre.
Il est là. Il me regarde fixement l’œil sévère.
Qui c’est ce type ?
Je ne sais pas, connais pas. Jamais vu avant, jamais même imaginé !
Ce n’est pas moi qui l’ai fait, il est venu tout seul.
Maintenant, nous voilà face à face (enfin, moitié de face). Nous nous regardons.
Comment se fait il qu’il soit là ?
Moment de grâce, certainement, je ne vois que cette explication. Moment de grâce unique donné pour montrer le chemin : « Va, ta route passe peut être par là ».
Mais la sculpture ne saurait être le fruit d’un hasard, c’est d’abord et avant tout le résultat de
beaucoup de travail.
En matière d’art, j’ai été élevé à bonne école par une mère redoutablement exigeante pour
elle-même autant que pour les autres (elle a un : « c’est pas mal, mais! … » qui tue !).
C’est donc sous les regards doublement attentifs de mon inconnu et de ma mère que
je vais mon chemin.
Au fil des années, mon inconnu est devenu un proche mais la sévérité de son regard ne faillit pas.
Les « mais » de maman se font moins critiques. Est ce moi qui fait des progrès ou sa vigilance
qui se relâche ?
Un peu des deux sans doute.
Jamais je ne la remercierai assez d’avoir était pour moi l’oeil sans complaisance
qui m’a permis d’avancer.
La route est longue encore…